Introduction

L’idée de progrès, mais aussi tout un imaginaire impliquant une relation à la nature, marque le XIXe siècle industriel. Même si une attitude plutôt fataliste s’est imposée, les nuisances sur l’environnement étant considérées comme un mal nécessaire, le progrès technique a toujours été accompagné de discours d’hommes et de femmes soucieux de ses implications sur la santé et l’environnement, et non pas seulement en matière sociale. Samy Bounoua n’hésite pas à affirmer que la seconde moitié du siècle assiste à « l’émergence d’une pensée environnementaliste structurée» (2020), bien que les discours de ces « lanceurs d’alerte» avant l’heure aient été minimisés ou oubliés.

Chantre de la vie moderne, Émile Verhaeren (1855–1916) reste dans la mémoire, entre autres facteurs, par sa contribution à faire entrer en littérature les questions sociales, les paysages urbains, le développement technique et scientifique. Si l’aspect social de son œuvre, qui s’ancre dans un contexte dense et riche (la fondation du Parti Ouvrier Belge en 1885, les violentes grèves ouvrières en 1886, l’obtention du suffrage universel en 1893), a abondamment été étudié, la dimension environnementale a été relevée sans être approfondie.

Les rapports entre l’être humain et la nature, ainsi que leur inscription dans l’écriture, sont au cœur des enjeux éthiques et esthétiques de l’optique écopoétiqueFootnote 1 dans laquelle nous proposons de relire des textes du poète symboliste belge. La nature est une constante dans l’œuvre de Verhaeren et il serait naïf de prétendre, dans le cadre de ce travail, percer le (voire les) sentiment de la nature qui l’habite. Dans sa contestation du capitalisme industriel, explique Serge Audier, le XIXe siècle trace deux directions: « […] on trouve un volet critique et un volet constructif ou reconstructeur, formulant une alternative, le projet d’une tout autre société.» (2017: 116) Ces deux mêmes voies constituent le fil conducteur de cet article. D’une part, il s’agira d’interroger l’imaginaire d’une relation d’atteinte, de dommage à la nature (la campagne, les champs, les vastes plaines où le poète scaldien a d’ailleurs passé son enfance) dans principalement la trilogie dite « sociale»–Les Campagnes hallucinées (1893), Les Villes tentaculaires (1895) et la pièce de théâtre Les Aubes (1898).Footnote 2 D’autre part, nous examinerons dans les recueils postérieurs appartenant à la mouvance vitaliste, Les Visages de la vie (1899), Les Forces tumultueuses (1902) et La Multiple splendeur (1906), comment l’imaginaire tend vers la restauration d’un rapport harmonieux au vivant.

Acter la pollution et la dégradation du paysage

François Jarrige et Thomas Le Roux décrivent la croissance urbaine et industrielle, au détriment d’espaces autrefois agricoles, comme « faces sombres du progrès»Footnote 3 (2017: 109) de l’époque. D’un côté, le développement industriel européen, après 1860, s’extirpe des villes et se fait en périphérie; il façonne un paysage ponctué des hautes cheminées des industries sidérurgiques, chimiques, métallurgiques, alimentées au charbon. La fumée, la suie, le dépôt d’acide sulfurique, hautement toxiques, endommagent végétation et récoltes. De l’autre, à partir des années 1870, le système de recollection et réutilisation des excréments humains et animaux, ainsi que des déchets quotidiens, est remplacé par un réseau d’égouts. La contamination des cours d’eau qui en résulte est aggravée par les rejets de résidus des industries. Un véritable processus d’« externalisation des pollutions vers les banlieues» (Ibid.: 114), qui a par ailleurs permis de diminuer la mortalité dans les villes à la fin du siècle, est ainsi mis en place.

Les trois types de contamination–de l’eau, de l’atmosphère, du sol–sont présents dans les poèmes et apparaissent étroitement liés dans la pièce de théâtre:

Voici que, sur les clos et les arpents,

Se ramifient toutes les maladies

De l’eau, du sol, de l’air et du soleil ! (AFootnote 4 : 18-19).

C’est d’abord la pollution de l’eau qui a inquiété les esprits et provoqué les débats les plus importants dès les débuts de l’industrialisation européenne. Chez Verhaeren, la question des eaux au sein de l’espace rural est posée en termes de tarissement et contamination par les égouts. Comme le souligne Audier, « une des premières occurrences du verbe «"polluer" au sens contemporain–qui s’imposera très lentement dans la langue française» (2017: 321) surgit de la plume du poète: « L’égout charrie une fange velue / Vers la rivière qu’il pollueFootnote 5» (« La Plaine», VTFootnote 6: 199). Les égouts, présentés comme jonctions entre la ville et la campagne, sont chargés de substances toxiques–« […] le poison / Et les acides et les chlores» (« La Mort», VT: 331). Le déversement de produits contaminants dans l’eau et la destruction du vivant qui s’en suit sont un motif récurrent dans la représentation verhaerienne de la dévastation de la nature; ainsi « Ceux qui jettent les poisons verts dans l’eau / Où l’on amène le troupeau» (« Le Péché», CHFootnote 7: 131) sont-ils fustigés.

La pollution de l’air est liée aux fumées des hautes cheminées des usines qui, dans l’imaginaire de l’époque, constituent un signe de prospérité, sont défendues comme un gage de salubrité pour les villes, mais sont vécues comme une menace pour les riverains. La fascination de Verhaeren pour les fumées traduit à la fois une forme de sublimation et une dénonciation de leur toxicité pour le sol et les cultures:

Le soir, sur les plaines envenimées,

C’est un vol d’ailes allumées

De soufre roux et de fumées. (« Chanson de fou », CH : 155)

Les cieux vivants sont dévorés par les fumées ;

L’herbe saine, la plante vierge et les moissons

Mangent du soufre et des poisons. (A : 20)

Fonctionnant comme véritable marqueur du développement industriel, les fumées hantent l’imaginaire d’autres auteurs du corpus belge de l’époque. Le point de vue de l’écrivain et homme politique socialiste Jules Destrée est ambivalent puisque « les fantasques, les merveilleuses Fumées» (« Les Fumées», 1889) sont le témoin à la fois glorieux et tragique de l’industrialisation épuisant terre et hommes. D’autres écrivains insistent plutôt sur le deuxième pôle, faisant des fumées le symbole d’une industrialisation démesurée et destructrice. La perspective du naturaliste anarchiste Georges Eekhoud est technique: il détaille les composants chimiques, hautement nocifs, des fumées dans Les Milices de Saint-François (1886) et Le Terroir Incarné (1923). Autre romancier naturaliste majeur, Camille Lemonnier représente de manière hyperbolique les fumées sombres, « énorme haleine du monstre» (1886: 401) qu’est l’usine Happe-Chair. Quant au poète parnassien Iwan Gilkin, il recourt au dramatisme pour se référer aux répercussions environnementales et sociales des industries symbolisées par les cheminées qui « Déroulent sur l’horreur des landes calcinées / Leurs étendards de deuil, d’esclavage et de mort !» (« Chanson des Forges», 1897: 214).

Les atteintes portées au sol sont au cœur des Campagnes hallucinées. Dès le premier poème du recueil, « Les Plaines», la terre apparaît comme complètement dévastée et même les légumineuses fourragères et les principales cultures du nouveau système agricole ont disparu: « Aux alentours, ni trèfle vert, ni luzerne rougie, / Ni lin, ni blé, ni frondaisons, ni germes» (83). Plusieurs poèmes de ce même recueil, ainsi que Les Aubes, opposent le passé idéalisé, mais révolu, d’un travail fécond et heureux des champs et le présent de ruine des plaines, délaissées par les paysans qui leur préfèrent la ville ou l’industrie. L’infertilité de la terre n’est pas seulement effet de la dépopulation, dénonce le père Ghislain dans Les Aubes. Une des causes, en effet, est la réduction des espaces agricoles au profit de l’extraction de charbon; la terre est ainsi violentée, profanée:

Mais aujourd’hui ! le sol fait peur. –

Certes, a-t-il fallu violer quelque chose

De souterrain et de sacré –

Tout appartient à la houille, terrée

Jadis dans la nuit close. (A : 20)

Une dégradation de la relation de l’humain à la terre est pointée par le vieil homme sage de la pièce, le respect du rythme de la terre ayant été supplanté par les injonctions de vitesse et de rendement de l’agriculture moderne. C’est aussi l’introduction de substances (chimiques) autres que les engrais organiques traditionnels, que viserait ici le père Ghislain, se lamentant de la violence infligée au sol: « On ne respecte plus son champ; on perd patience devant la sûre lenteur des choses; on tue les germes; on les surchauffe; on arrange, on raisonne, on combine.» (Ibid.: 21) Le rejet de déchets industriels insalubres dans la campagne, enfin, est évoqué dans le poème « La Plaine», qui ouvre Les Villes tentaculaires; ici encore, la problématique est traitée sur le mode du sublime:

Et des fumiers, toujours plus hauts, de résidus

– Ciments huileux, platras pourris, moellons fendus –

Au long de vieux fossés et de berges obscures

Lèvent, le soir, leurs monuments de pourriture. (« La Plaine », VT : 199)

L’espace de la plaine, sous l’effet de l’industrialisation, est complètement défiguré. Les plans, les volumes, les couleurs sont modifiés. Les « maisons claires / Et les vergers et les arbres parsemés d’or» ont été remplacés par « La noire immensité des usines rectangulaires» (Ibid.: 197); les métairies sont réduites à des « squelettes», les « enclos [sont] rapiécés» (Ibid.: 203). L’infini de la plaine est rompu par les figures verticales et géométriques des industries ainsi que des monticules de scories. La transformation de la campagne est le fait aussi de l’arrivée des lignes de chemins de fer et des « trains coupant soudain les villages en deux.» (Ibid.) Ici aussi, la rupture des espaces d’antan et la proximité entre les habitations et les sources de nuisance sont manifestes: « Des trains rasent les clos et perforent les bordes» (A: 20).

De ce portrait de l’industrialisation de la campagne qui tend à l’universalisation, ressortent des oppositions qui mettent en contraste le passé et le présent: les espaces sains vs empoisonnés, la lenteur vs la vitesse, l’horizontalité et l’infini vs la verticalité et la fragmentation des espaces, les couleurs lumineuses vs noires du paysage. Celles-ci exacerbent la sensation de violence infligée à l’espace naturel.

Acter l’extinction du vivant animal et végétal

Les animaux sont intégrés à l’imaginaire verhaerien de l’extinction de la nature. Une des manifestations de l’intertexte décadent qui imprègne la trilogie sociale surgit à travers la métaphore du céphalopode aux membres tentaculaires, « Avec ses suçoirs noirs et ses rouges haleines» (« Le départ», CH: 189). Elle incarne la ville monstrueuse s’étendant sans fin vers la campagne et en absorbant la vie.Footnote 8 Les animaux des plaines sont dépourvus de cette force active. Le bétail des Campagnes hallucinées est en effet affamé, fatigué; victimes aussi, les animaux sont représentés saisis par la mort:

Des crapauds morts dans les ornières infinies

Et des poissons dans les roseaux

Et puis un cri toujours plus pauvre et lent d’oiseau,

Infiniment, là-bas, un cri à l’agonie. (« La Bêche », CH : 191)

Les petits animaux, en particulier les rongeurs (mulots, rats, taupesFootnote 9), sont présents dans ce même recueil, que traverse toute une thématique de la dévoration. Les rats « Mangeant le monde / De haut en bas» (« Chanson de fou», CH: 175) mordent les habitants des villages, rongent tout ce qui est à leur portée. Des larves qui « éclosent seules / Aux flancs pourris des femmes qui sont mortes» (« La Bêche», CH: 193) parachèvent l’anéantissement de la vie des campagnes. À travers la présence des rats, David Gullentops a montré la récurrence, dans la deuxième écriture de Verhaeren,Footnote 10 de « l’excavant», action qui « consiste à blesser, à mordre, à trouer, à creuser, et ce, afin d’évider de l’intérieur tout ce qui constitue un corps, un ensemble ou un espace.» (2001: 76) L’action des rats fait le pendant des morsures « des mâchoires d’acier» (« Les Usines», VT: 267), des broiements et déchiquètements des machines industrielles.

Enfin, de la fascination pour les espaces portuaires où s’entreposent les denrées (dont celles de l’exploitation coloniale), qui apparaît dès Les Flambeaux noirs (1890), troisième volet de la trilogie noire, surgit l’idée d’un essor économique capitaliste en train de se réaliser au détriment du vivant, généralement considéré dans sa distance physique. Une animalité exotique, dont l’expression empreinte de fantasmagorie exprime la grandeur, est réduite à l’état de marchandise à emballer et commercialiser:

Peaux de fauves, avec vos grandes griffes mortes,

Et cornes et sabots de buffle et dents d’aurochs

Et reptiles, rayés d’éclairs, pendus aux portes.

Ô cet orgueil des vieux déserts, vendus par blocs,

Par tas ; vendu ! ce roux orgueil vaincu de bêtes

[…]

Hélas ! voici pour vous, voici les pavés noirs,

Les camions grinçant sous leurs bâches tendues

Et les ballots et les barils […] (« Les Villes », FNFootnote 11 : 183).

Les mots que nous avons soulignés témoignent, dans la seconde écriture, d’une dynamique d’emboîtement des richesses que Gullentops relie au développement urbain. Elle s’impose aussi au vivant animal et aux ressources naturelles–les forêts, surtout, mais aussi les matières premières–dont sont dénoncées les déprédations:

Avec leur cargaison de bois couchée en long,

– Forêt vaincue et morte–en leurs cales profondes,

Avec l’ambre, le pétrole, le zinc, l’étain,

[…] Hardis et clairs, ils embarquent l’âme du monde. (« La Conquête », FTFootnote 12 :169)

Ici encore, l’imaginaire du déclin repose sur des jeux antithétiques: l’actif vs le passif, le plein vs le vide, la grandeur animale et arborescente vs l’animalité infime, repoussante et nuisible, la fragmentation du vivant anéanti, réduit en objets découpés. Par ailleurs, les jeux d’analogie–la dévoration du fait des fumées, petits animaux et machines; la mort de l’eau et de la terre, empoisonnées; la déchéance des hommes, l’extinction des bêtes et de la végétation, vaincus–font surgir un imaginaire d’extinction globale.

Images et sensations de la dévastation

Il convient d’approfondir la représentation de la ruralité agonisante, qui se fait de manière concrète, plastique et hypertrophiée. Comme l’explique Marc Quaghebeur, qu’il s’agisse de montrer la campagne ou la ville, chaque partie de la trilogie sociale, profondément décadente, « débouche sur la vision par le lecteur d’une image capable de synthétiser et de faire fantasmer. Dans ces images passe toujours, en effet, quelque chose de fantastique, de mythique et d’onirique.» (2015: 35).

Parmi les dimensions qui informent cette déréliction, tout un imaginaire matérialiste des lieux, reposant sur les sens qui nous en fournissent l’expérience, est déployé. Le goût est absent et l’odorat est certainement le sens le moins convoqué: la pestilence des brouillards planant sur la plaine malade est ténue.Footnote 13 On peut percevoir toute la mesure de la matérialité sonore, visuelle et tactile du monde rural dans « La Plaine», où passé et présent sont confrontés. D’un côté, dans la chaleur de la prospérité de la campagne, un faux silence prédomine: il « bout» (« La Plaine», VT: 201) et le chant lointain des oiseaux, associé à la lumière, est inaudible. De l’autre, la plaine désertée est emplie d’un silence que rompent des bruits lugubres: hurlements du vent, cloches, tocsin, glas, cris d’oiseaux, litanies des malades. Anthropomorphisée, la plaine se plaint et « a toussé son agonie / Dans les derniers hoquets d’un angelus.» (Ibid.: 205) De jour comme de nuit, les travailleurs des industries sont soumis à des nuisances sonores, provoquées par les bourdonnements, ronflements, vibrations des machines (c’est-à-dire des bruits à basses fréquences, dont la durée, l’intensité et l’aspect répétitif sont nocifs pour la santé), eux-mêmes interrompus par des bruits brutaux, comme le tonnerre surgissant des hangars ou la stridence du train. « La parole humaine abolie» (« Les Usines», VT: 269) n’a dès lors plus de place dans ce monde sonore violent.

Une extrême attention est portée aux couleurs; sensibilité qu’expliquerait le milieu pictural duquel s’est entouré Verhaeren toute sa vie durant: lui-même critique d’art, il n’a cessé de visiter les musées et de fréquenter les artistes.Footnote 14 Le vert de la végétation, des couleurs chaudes comme le rouge et le roux des récoltes, le jaune de « l’or des blés» (« La Plaine», VT: 201), la lumière et la clarté, appartiennent au passé. Dans les plaines à présent dévastées, le rouge et le roux des fumées contrastent avec des couleurs sombres ou éteintes, tout aussi envahissantes que les bruits de l’industrie. Les usines noires dégagent une saleté qui teinte de noir la végétation, s’infiltre dans l’atmosphère:

L’orde fumée et ses haillons de suie

Ont traversé le vent et l’ont sali:

Un soleil pauvre et avili

S’est comme usé en de la pluie. (Ibid.: 197)

Dans l’immensité grise des étendues, les chemins sont « noirs de houille et de scories» (Ibid.: 203) et les quelques animaux qui y survivent, araignée, rats, corbeaux et crapauds aux yeux bien ouverts, tous noirs, semblent assister à l’agonie. Le brouillard qui imprègne la plaine et l’eau de l’égout « pâle», « Couleur de nacre et de phosphore» (« La Mort», VT: 331), sont d’une blancheur maladive. Enfin, une attention particulière prêtée aux textures contribue à l’expérience sensorielle de la contamination de l’eau. Le « velu» (supra), le « visqueux» (« Les Fièvres, CH: 111), le « pâteux» (Ibid.: 113 et 121) caractérisent les marais et rivières. L’eau acquiert une consistance de matière. Fange, vase, elle est pesante. Malade, elle est « eau de bile et de salive» (Ibid.: 121).

Comme l’a souligné Aron à propos de « La Plaine», la campagne sans force « est désignée par des passifs, des participes passés, des négations» (1985: 194). À l’opposé, la pollution personnifiée par ses guenilles (supra) ou, dans le cas des brouillards néfastes, par ses vêtements délicats (« Gaze verte, tulle blême», « La Fièvre», CH: 113) est l’agent actif, qui a tout pouvoir sur la nature.

Une des modalités de l’anthropomorphisation de l’environnement dégradé est le « pourrissant», qui « trouve son origine dans des séquences évoquant des fossés, mares ou lacs aux eaux stagnantes et des ruisseaux, rivières ou fleuves au cours ralenti et boueux.» (Gullentops, 2001: 83) Ainsi, par exemple, la végétation des marais s’étend « Comme un tissu pourri de muscles et de glandes» (« Les Fièvres», CH: 121). La pâleur, la texture, la pourriture, les allusions à l’organique de l’imaginaire aquatique de Verhaeren, mettent en images cette « répugnance spéciale, irraisonnée, inconsciente, directe» relevée par Gaston Bachelard (1942: 187), qu’éprouve l’humain envers l’eau souillée. Une organicité pathologique apparaît aussi dans la représentation de la terre dans des poèmes comme « Les Plaines», « Les Fièvres» et une des « Chansons de fou» des Campagnes hallucinées: plaies, gangrène, cancer, tuméfaction et atrophie (l’une et l’autre présentées comme produits d’une modification du climat), s’en prennent au sol et à la végétation.

Les images d’une corporéité souffrante de la nature refont surface dans « La Plaine». Les formes pleines de la campagne–« les grands gestes feuillus» des arbres, le « jardin gras», les oiseaux « avec leurs voix plénières» éparpillés dans le ciel (« La Plaine», VT: 203)–ont disparu. « Un supplice d’arbres écorchés vifs / Se tord, bras convulsifs» (Ibid.: 199): l’image du martyr renoue avec les motifs de l’évidement et de la douleur infligés à la nature. Une des dernières images de ce poème–« Et tout est là, comme des cercueils vides» (Ibid. 203)–fait écho à l’emboîtement repéré par Gullentops à propos de l’imaginaire citadin. Mais ici, le vide du cercueil acte l’anéantissement de la plaine: il n’y a plus rien à contenir, à conserver. La représentation de la pollution au travers d’images relatives aux lésions, à la putréfaction et à la disparition du corps manifeste un imaginaire décadent, tout en s’inscrivant dans une pensée analogique organiciste rapprochant Terre et hommes, comme celle développée par Charles Fourier. Dans « La détérioration matérielle de la planète», texte écrit en 1820–1821 et publié en 1847 dans la revue La Phalange, celui-ci avertit des dégâts occasionnés à la planète (notamment la déforestation, entraînant une altération climatique) et avertit de l’interdépendance entre la santé de la nature et celle des humains: « […] de cette lésion de la planète dépendent aussi la santé et la fortune de ses habitants […]» (Fourier, 2017: 7).

Dans ce recours à l’anthropomorphisation, il nous semble par ailleurs essentiel de prendre en compte le poids des images du bras et du geste, omniprésentes dans les deux premiers volets de la trilogie sociale. Les bras tentaculaires de la ville, que répliquent les lignes des routes, des chemins de fer, des égouts ainsi que « Les bras hagards et formidables des machines» (« Chanson de fou», CH: 139), se caractérisent par une force qu’ont perdue ces individus aux « bras maigres comme des cordes» (« Le départ», CH: 183) fuyant la campagne. Les ouvriers des usines font corps avec leur machine et leurs doigts, prolongeant en quelque sorte les bras de celle-ci, s’usent et se blessent à leur contact. D’une part, la thématisation du bras met donc l’accent sur le pouvoir d’attraction de ces éléments issus de la modernité et leur emprise sur le devenir de l’homme, affaibli. D’autre part, elle contribue à déployer à la fois l’idéalisation de la nature, du travail de la terre dans la campagne d’antan et la fracture, non seulement pour la nature et pour l’humain, mais aussi pour le rapport entre eux, qu’a supposée la modernisation agricole. Le dernier poème des Campagnes hallucinées, « La Bêche», dit d’ailleurs l’abandon définitif de cette extension du bras du paysan qu’est l’outil manuel. Cette idée se poursuit dans le recueil suivant, où l’harmonie entre la nature et le paysan que contient le mouvement de son bras est montrée comme mise à mal par la mécanisation du travail agricole:

Formidables et criminels,

Les bras des machines diaboliques,

Fauchant les blés évangéliques,

Ont effrayé le vieux semeur mélancolique

Dont le geste semblait d’accord avec le ciel. (« La Plaine», VT: 197).

La perte (altération, abandon) de la terre qu’a impliquée le progrès technique semble s’être inscrite au plus profond des humains qui l’habitent. Elle a envahi leur regard: « Et la stérilité du paysage, / Qu’ils [les mendiants] reflètent, au fond des yeux» (« Les Mendiants», CH: 143). Les personnages des Campagnes hallucinées (vieux, fous, superstitieux, peureux, sournois, usuriers, mauvais conseillers, individualistes, débiles, souffrants, résignés, etc.) sont marqués par la dépravation de leurs facultés, mentales et physiques, et même le vivre-ensemble est perverti. Mais il n’en a pas toujours été ainsi, car dans le travail des champs féconds, l’homme tirait sa force de son accord avec la nature:

Jadis, il marchait nu, héroïque et placide,

Les mains fraîches, le front lucide,

Le vent et le soleil dansaient dans ses cheveux ;

Toute la vie harmonique et divine

Se réchauffait dans sa poitrine (« Le Spectacle », VT : 249).

L’ancrage corporel de l’écriture de Verhaeren–l’expérience sensorielle du paysage, les rapprochements synthétiques faisant de la nature un corps déchu, la symbolique du bras–fait émerger de façon saisissante les liens étroits entre l’homme et la nature et donne force à une visée éthique de dénonciation de la responsabilité du progrès à leur égard.

En quête d’harmonie

La question d’une harmonie perdue qui hante les poèmes de Verhaeren s’inscrit dans le cadre plus large de l’« harmonie universelle»: au XIXe siècle, « c’est par cette idée que sont expliqués les liens entre forêts et climat, entre climat et fertilité des sols, et plus généralement entre nature et civilisation.» (Bounoua, 2020) Certes, Verhaeren ne pose pas de corrélation directe entre les tares de ses personnages et la dégradation du milieu; il s’en prend d’ailleurs plutôt aux vieilles croyances et superstitions des plaines. Mais il a bien perçu l’interdépendance entre l’humanité et le monde naturel, faisant en cela écho à Élisée Reclus qui écrit dans « Du sentiment de la nature dans les sociétés modernes» (Revue des Deux Mondes, 1866):

Une harmonie secrète s’établit entre la terre et les peuples qu’elle nourrit, et quand les sociétés imprudentes se permettent de porter la main sur ce qui fait la beauté de leur domaine, elles finissent toujours par s’en repentir. Là où le sol s’est enlaidi, là où toute poésie a disparu du paysage, les imaginations s’éteignent, les esprits s’appauvrissent, la routine et la servilité s’emparent des âmes et les disposent à la torpeur et à la mort. (Reclus, 2018 : 176)

« Vers le futur», dernier poème des Villes tentaculaires, clame que le ferment de l’avenir est aux mains des villes, dont le rôle de transfiguration avait déjà été introduit dans les textes précédents. Quant à la plaine, son extinction finale, à laquelle la ville apporte le coup de grâce, y est bel et bien actée. Le poète se demande néanmoins quel sera son avenir, qu’il problématise en trois questions qui ne s’excluent pas. Les rapproche une prémisse: l’affranchissement de la campagne de sa folie, comprise comme l’enfermement dans les dogmes. Par ailleurs, le futur des plaines y est envisagé dans une certaine positivité puisque celles-ci pourraient connaître une forme de renaissance, en tant qu’espace sain (« Coupes de clarté vierge et de santé remplies ?»), en harmonie avec le cosmos (« […] avec l’ancien et bon soleil, / Avec le vent, la pluie et les bêtes serviles»); comme endroit de repos et même de déploiement de l’imagination (« Jardins pour les efforts et les labeurs lassés», « rêver», « s’endormir», « Vers le futur», VT: 355). Si les trois questions présentent le monde rural comme un espace à part, elles ne posent toutefois pas le lien entre la campagne et la ville de la même manière. En effet, la deuxième question fait des champs un monde autonome, libéré de la ville: « Referont-ils […] / Un monde enfin sauvé de l’emprise des villes ?» (Ibid.). Dans les deux autres questions, l’espace rural ne perdrait pas le lien avec la ville: ce lieu édénique–« jardins», « derniers paradis»–deviendrait le havre des citadins ou des « sages» (Ibid.) en mal de nature. Se profilerait donc déjà au terme des Villes tentaculaires l’horizon, somme toute incertain et peu défini, d’un rapport serein avec la campagne, mais comme Albert Mockel l’a bien remarqué, Verhaeren ne tranche pas: « Il ne sait pas si l’avenir prépare, pour la terre, des campagnes fleuries ou des déserts à jamais dévastés.» (1933: 10).

Les recueils du tournant du siècle sont marqués par un puissant souffle vitaliste, qui a été mis en relation avec la fréquentation émerveillée du poète de l’Exposition universelle de Paris en 1900. La confiance en un avenir de progrès ne met pas pour autant complètement en sourdine le point de vue critique de Verhaeren sur l’industrialisation. La présence de résidus, la géométrisation et l’appauvrissement de l’environnement, la violence que celui-ci subit, dans le paysage des alentours des villes, sont rappelés au début de « La Folie» (Les Forces tumultueuses), mais semblent constituer un moindre mal au regard des bienfaits du génie scientifique loué dans la suite du poème. Quant aux plaines, la lumière, les cours d’eau, les troupeaux, les fleurs, la sérénité et la paix qui en émanent, font de celles-ci un lieu paradisiaque dans lequel se fondre–ainsi d’ailleurs commence le poème « La Clémence», des Visages de la vieFootnote 15: « C’était un doux pays illuminé de plaines» (VV: 67). Un rapport apaisé aux plaines qui renaissent, s’affirme et s’idéalise dès Les Visages de la vie; il passe par l’omission de la question de la dégradation de la nature.

Cette représentation de la nature, qui minorise l’aspect d’altération et privilégie l’idéalisation, peut être mise en perspective avec des projections ou actions utopiques de l’époque de Verhaeren qui accordent « une place cruciale à la réinvention d’un lien entre la société et la nature» (Audier, 2017: 448). Au cœur frais de la forêt appartient à la veine romanesque naturiste qu’entreprend Lemonnier à partir de 1897.Footnote 16 Il y met en scène deux misérables enfants, « malades de la grande ville fumeuse» (1900: 8) et polluée, qui tournent le dos à celle-ci pour vivre dans la forêt et apprendre à vivre en communion avec la nature. À Londres, où il avait l’habitude de voyager, Verhaeren faisait partie du cercle de l’écrivain et artiste socialiste William Morris (Marx, 1996: 204). Dans le roman de science-fiction News from Nowhere (1890), dont certaines parties ont été publiées en français en 1892 par la revue La Société Nouvelle,Footnote 17 sous le titre de Nouvelles de nulle part, Morris imagine une société du futur où les méfaits hideux du progrès technique ont disparu, Londres étant retournée à un état pré-industriel, et où les humains sont soucieux de la nature. Ils sont capables d’en voir la beauté et vivent en harmonie avec elle.

Par ailleurs, Gullentops (2015) a montré l’existence de tout un réseau anarchiste dont était proche Verhaeren. Il a fréquenté Élisée Reclus qui, installé en Belgique en 1894,Footnote 18 y a poursuivi ses travaux jusqu’à sa mort. Dans l’opuscule « À mon frère le paysan» (1893), le géographe libertaire fustige une agriculture mécanisée asservissante, qui déprave la relation de l’homme à la terre, et fait le pari d’une alliance entre les paysans et les laissés-pour-compte des villes afin de travailler « de concert à vivifier le sol, à l’embellir et à vivre heureux […]» (Reclus, 1899: 8). Gullentops souligne aussi que Verhaeren avait noué des liens avec des anarchistes comme Jean Grave et Francis Vielé-Griffin, ainsi que des rapports étroits avec Paul Signac et d’autres peintres anarchistes. En 1897, lors d’un séjour de Signac à Bruxelles, où le reçut Verhaeren, le peintre proposa son tableau Au temps d’harmonie, peint entre 1893 et 1895, pour décorer la Maison du Peuple à Bruxelles.Footnote 19 Dans ce tableau où sont présentes la mer et la campagne, où se conjuguent le travail de la terre et les loisirs, la seule trace de la modernisation technique est la présence à l’arrière-plan d’une machine agricole. Comme l’écrit Audier, l’« harmonie» y est à la fois sociale et naturelle dans la mesure où elle consiste « en une reconquête d’une relation heureuse et épanouie avec une nature préservée des ravages industriels» (2017: 448).

Enfin, il faut avoir à l’esprit l’existence, au tournant du siècle, d’un idéal d’« urbanisme vert», pour reprendre l’expression d’Audier, lié au socialisme belge d’Émile Vandervelde et de Jules Destrée. Ceux-ci, en effet, prônent une conception de la ville comme lieu de réunion, de travail et d’art, tout en octroyant une large place aux espaces verts, et la possibilité, pour les citadins, de s’installer à la campagne–ici aussi idéalisée et épargnée de tout dommage–pour y profiter de son air sain (Ibid.: 615). Le juriste et mentor de l’avant-garde littéraire belge Edmond Picard, quant à lui, défend au Sénat en 1905 la préservation des arbres (Droixhe, 2022: 2) et s’implique avec des écrivains comme Camille Lemonnier, des artistes (le peintre Auguste Donnay) et journalistes (Jean d’Ardenne) à la première Fête des Arbres tenue à Esneux la même année: « […] tous rendent hommage à la beauté de l’Arbre, symbole vivant d’une nature menacée par l’essor industriel.» (Stassen, 2005) Cette manifestation, souligne Benjamin Stassen, marquera la voie pour l’adoption d’une législation protégeant les sites et les arbres.

Ce qui surgit de ce faisceau de projections, sommairement esquissé, est un imaginaire d’une campagne ou d’une nature en général qui, tout en actant leur dégradation, préfère se tourner vers des dimensions positives: il s’agit en effet de les retrouver de manière sensible, voire de les réparer, de les considérer sous l’angle de leur beauté.

Proférer et dire avec sensibilité la vie

Dès Les Visages de la vie, les recueils de poèmes du cycle vitaliste n’ont de cesse de célébrer l’existence libérée des ténèbres de la religion et des dogmes, la confiance en une humanité et un monde meilleurs. La science, la recherche prométhéennes participent de cet élan: il s’agit pour l’homme, clame Verhaeren, d’explorer sans relâche la nature, la matière, les choses, de les comprendre, d’en percer les secrets. Ses figures de chercheurs montrent que le monde, humain et non-humain, est traversé par une même force de vie: « […] la vie est une, à travers tous les êtres, / Qu’ils soient matière, instinct, esprit ou volonté» (« La Science», FT: 177).

Poète et savant observent le monde avec admiration et comprennent que tout y est lié: « Des liens subtils formés d’ondes et d’étincelles / Composaient le tissu d’une âme universelle» (« Le Monde», MSFootnote 20: 305). Toute une culture de l’admiration et de l’enthousiasme est défendue avec emphase par VerhaerenFootnote 21: l’homme est autorisé, invité même à s’admirer et admirer la nature à laquelle il appartient. La volonté de compréhension profonde du monde qui est énoncée n’échappe toutefois pas à une emprise anthropo- et européo-centrée (la question coloniale est posée). Verhaeren se réjouit tout autant du spectacle de la nature vierge, intacte, que des constructions humaines l’ayant remodelée–« Les monts sont perforés et les isthmes fendus» (« L’Europe», MS: 413)–et il nomme les conséquences négatives de l’empreinte humaine pour les nier: « […] les ors croulent et se déplacent / Sans appauvrir les sols, ni dessécher les mers» (« La Conquête», FT: 171). Il s’agit, in fine, d’explorer la nature et les mystères du monde pour les dominer.

Verhaeren, qui s’installe avec son épouse à Saint-Cloud en 1898, mais aussi, peu de temps après, au Caillou-qui-bique,Footnote 22 n’aura de cesse d’enjoindre les hommes à se mêler aux forces de la nature et à la foule, car de cette fusion surgirait le progrès de l’humanité. Aux antipodes de l’esthétique décadente, le panthéisme affirmé de Verhaeren a été mis en relation avec le mouvement naturiste (Cabanès, 2011: 121), auquel adhéraient des proches comme les poètes Saint-Georges de Bouhélier et Vielé-Griffin. L’élan de vie qui sourd des poèmes de Verhaeren est à situer dans un cadre épistémique, influencé par la pensée des philosophes Jean-Marie Guyau et Henri Bergson, de « continuité de la vie», où le passé, le présent et le futur se tiennent, où tout vivant est considéré comme « un récapitulatif, une synthèse provisoire, qui produit à son tour de la vie», explique Jean-Louis Cabanès (2011: 111). Ce continuum aussi resserre entre eux la vie et l’art, celui-ci accomplissant celle-là: « Il ne serait plus névrose, mais santé, il ne serait plus dissidence, mais ferment d’harmonie.» (Ibid.: 116) Il n’est pas étonnant que la poésie du cycle vitaliste accorde une place essentielle à cet élément stigmatisant la détérioration de la nature qu’est l’arbre, symbole aussi par excellence du passage du temps, de la connexion entre le sol et le cosmos, dont la structure épouse celle de l’humain; ni qu’elle privilégie un imaginaire de la nature caractérisé par l’énergie, le mouvement–le rythme du vent, de la mer, dans lequel s’insère l’homme fougueux.

Verhaeren ne se contente pas de proférer cette adhésion à la vie. Son écriture poétique, dont la langue est manifestement plus apaisée, rend compte d’une consistance du vivant, ce qu’illustre pleinement le poème « Autour de ma maison» de La Multiple Splendeur. Le poète se met lui-même en scène, observant, non pas le vivant en général, mais la vie des insectes, des fleurs du microcosme qu’est son jardin, les jeux de lumière, les phénomènes météorologiques qui s’y déploient; son écriture performative invite le lecteur à le suivre dans cette appréhension: « approchons-en [des fleurs] nos bouches» (« Autour de ma maison», MS: 369). L’abolition, toute romantique, entre le sujet et le monde est posée; en effet, la nature est l’oikos, la demeure du poète, et sa place est au sein du vivant auquel il appartient:

Les insectes, les fleurs, les feuilles, les rameaux

Tressent leur vie enveloppante et minuscule

Dans mon village, autour des prés et des closeaux.

Ma petite maison est prise entre leurs réseaux.

[…]

J’entends encor si fort leur fièvre et leur émoi

Que je me sens vivre, avec mon cœur,

Comme au centre de leur ardeur. (Ibid. : 369)

Je ne distingue plus le monde de moi-même,

Je suis l’ample feuillage et les rameaux flottants (Ibid. : 371).

La beauté des vies non-humaines surgit au fil d’images chimériques anthropomorphiques: « Chaque pétale est comme une paupière mauve / Que la clarté pénètre et réchauffe en tremblant.» (Ibid.: 367) La perception est rendue par la sensorialité de l’écriture–l’attention aux couleurs, aux mouvements les plus légers, aux sons. Elle surgit aussi, dans ce poème, d’un décentrement du regard. Le poète étant pris dans le réseau du vivant (et non au-dessus de lui), il opte pour une perspective changeante (de bas en haut), qui s’adapte au déplacement des insectes (« Mon cœur les suit […]», Ibid.), et il troque la vue générale contre l’adoption d’un point de vue microscopique de la vie animale:

Ô la merveille de leurs ailes qui brillent

Et leur corps fin comme une aiguille

Et leurs pattes et leurs antennes

Et leur toilette quotidienne

Sur un brin d’herbe ou de roseau !

Leur corselet d’émail fragile

Est plus changeant que les courants d’eau. (Ibid. : 365)

Chez Verhaeren, l’expression littéraire de la nature tient invariablement d’une approche profondément sensorielle. La vision externe et critique de la dégradation fait place, dans les recueils vitalistes, à une contemplation, une appréhension de la nature de l’intérieur. L’art poétique ré-enchante alors la nature.

Conclusion

L’hybridité des titres des deux premiers volets de la trilogie sociale manifeste la mise en tension des catégories de nature et de cultureFootnote 23 propres à l’ontologie du naturalisme, dans laquelle baigne l’Occident depuis le XVIIIe siècle. Bien au-delà d’un regret d’ordre esthétique, le versant critique de l’art poétique et théâtral de Verhaeren fait ressortir les effets des pratiques polluantes sur la terre, l’air et l’eau; la violence de la mutilation, de la géométrisation et de l’uniformisation du paysage de la campagne; la mercantilisation des ressources naturelles et de la faune. L’opposition entre le passé et le présent permet de problématiser un rapport à la nature dans le sens d’une mise à distance entre l’humain et la nature ainsi que d’une dégradation profondément charnelle de l’environnement allant de pair avec un appauvrissement de l’humain et des relations sociales. À rebours de l’amélioration promise par le progrès technique, l’imaginaire antithétique, analogique, sensoriel et anthropomorphique, de l’écriture décadente de Verhaeren produit une représentation saisissante, tout à la fois fantasmagorique et concrète, d’une dévastation qui touche aux trois registres écologiques de Félix Guattari (environnement, rapports sociaux et subjectivité).Footnote 24

La tension entre nature et culture persiste dans les textes vitalistes. Le progrès technoscientifique est en marche et est énoncé comme source d’un monde meilleur; nul retour en arrière n’est envisagé et la question de la dégradation des plaines, idéalisées comme jardin édénique, est pratiquement éclipsée. Le conflit est dès lors mis hors jeu et c’est à ce prix que l’harmonie peut être conçue, dans les textes de Verhaeren comme dans d’autres imaginaires utopiques de l’époque. De plus, même si le versant constructif de l’écriture de Verhaeren exalte les liens qui unissent tous les éléments de l’univers, parmi lesquels l’humain, au niveau du collectif, la place de ce dernier se situe au-dessus de la nature qu’il s’agit de comprendre par la science, d’objectiver et de dominer. C’est au niveau de sa personne que Verhaeren tente l’alliance de l’humain avec la nature. Son art poétique exprime une relation harmonieuse au cosmos, aux vies non-humaines qui l’entourent, à partir d’une perception émerveillée et directement vécue de ceux-ci.

Alors qu’actuellement, on parle de crise écologique comme « crise de la sensibilité», c’est-à-dire « un appauvrissement de ce que nous pouvons sentir, percevoir, comprendre, et tisser comme relations à l’égard du vivant», comme l’écrit Baptiste Morizot (2020: 17), l’écriture d’Émile Verhaeren, que ce soit dans son souci d’acter les atteintes à la nature ou d’exprimer de l’attention envers elle, entraîne le lecteur dans une approche sensible du monde, donnant à celui-ci une véritable consistance. Elle mérite d’être relue.